Mon frère, l’ultime combat contre la mer

Article : Mon frère, l’ultime combat contre la mer
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21 juin 2024

Mon frère, l’ultime combat contre la mer

Mon frère cadet a perdu la vie en mars 2024 à bord d’une embarcation transportant des centaines de migrants clandestins de la Mauritanie à l’Espagne. Plus de deux mois après son voyage vers le ciel, l’ombre de mon « compagnon » ne me quitte pas.

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Entre chien et loup, un vent frais caresse nos visages. Pendant qu’un silence monastique règne sur le village, nous affrontons l’air glacial de la saison froide. Les mains tremblottantes au guidon, mon frère garde l’équilibre sur la moto.

Malgré le sable qui provoque la secousse, l’engin serpente les ruelles étroites et tortueuses. Entre ma lourde valise, qu’il a mis devant, à même sur le réservoir, et moi qui porte un sac à dos, mon frère arrive aussitôt au garage sans frôler le moindre obstacle.

Depuis mon premier voyage vers Bamako, mon frère a pris pour habitude de vivre l’inoubliable moment. Celui où les regards s’entrecroisent et les aurevoirs perlent au confluent de l’aube et du jour naissant. Du dernier coup de paume de main agitée qui s’éloigne paresseusement, voyageurs et accompagnateurs se tournent le dos.

Les yeux dans le ciel


A la fleur de l’âge, mon frère a bravé l’Atlantique deux fois. L’un de leurs convois, allant vers l’Italie, s’égare avant de se retrouver sur la côte libyenne. L’autre se fait retourner par la marine marocaine à quelques mètres de l’Espagne. Mon frère sort à chaque fois vivant, mais malade et très fatigué du périple.

D’Oran à Alger, il est manœuvre sur des chantiers de construction de logements. Durant trois ans, mon frère assiste à des scènes de rapatriement mettant aux prises des forces de l’ordre algériennes et des sans-papiers subsahariens, mais parvient toujours à s’écarter du « danger ».

Pour son retour au pays, nous avons fait établir un acte de naissance lui permettant d’avoir le laissez-passer à l’ambassade et prendre un billet d’avion pour Bamako. Vendeur ambulant du prêt-à-porter (jeans et chemises pour jeunes garçons) au bercail, lui qui n’a pas pris pour option l’école suivra enfin une formation pratique en électricité.

Le certificat en poche, mon frère, qui parle et lit couramment le français, embrasse son nouveau métier dans la capitale. Mais face à l’insuffisance des revenus, la tentation de repartir par la mer finit par le posséder. Ne dit-on pas que les professionnels (électriciens, plombiers, jardinniers, carreleurs etc.) ont plus de chance pour décrocher un emploi rémunérateur en Europe que les universitaires de chez nous ? Mon frère ne me le dira jamais. Mais c’est sûrement l’une des raisons qui ont précipité son départ.

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A notre dernière rencontre au village, en 2022, il avait tenté de cacher sa déception lorsqu’il m’a demandé quelle activité je mène en ville et combien je gagne. La mine serrée, les yeux dans le ciel, comme s’il comptait les étoiles qui brillaient sur nos têtes, il gardait le silence juste après ma surprenante réplique. Ces longues années d’études, jalonnées des difficultés et des défis dans son esprit, il a fallu que je change le sujet de conversation pour qu’il retrouve son souffle.

Naître, croître et partir


Son dernier voyage ? Mon frère ne m’en parle qu’à son arrivée à Nouadibou. Au téléphone, il m’avait confié que le seul motif de sa présence en Mauritanie est d’atteindre l’autre rive et qu’il avait juste besoin de LA PRIÈRE. La voix rassurée, le ton décidé, il était prêt à toiser le grand fleuve salé.

Naître, croître et partir. Pour ainsi dire que toute chose a une fin. Peu importe le temps ou les circonstances, l’inévitable destin qui nous guette nuit et jour aura raison de chacun. Avant de livrer son dernier combat, mon frère, ayant compris qu’il ne sert à rien de le fuir, avait triomphé à deux reprises.

Mon cher compagnon, la famille et moi continuons de prier pour que le Seigneur t’accorde un repos éternel. La meilleure des réussites est celle de l’au-delà. Nous sollicitons au Tout Puissant de te la gratifier.
Pensées pieuses à tous ceux qui te sont chers ainsi qu’à d’autres victimes. Qu’Allah nous donne la patience, la force et l’endurance de supporter les épreuves de la vie. Amine !

Khaled Mohamed

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